vendredi 19 avril 2024
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Le leurre de la liberté (acquise)

Par Anis Basti

C’est devenu un axiome partagé par la vox populi tunisienne et une évidence qui ne prête à aucune équivoque et fait figure de véritable plébiscite. Le seul acquis de la Révolution que les Tunisiens encensent à satiété, est la liberté dans toute son acception. On se targue aujourd’hui de la réussite de l’expérience démocratique Tunisienne et de son caractère unique et inédit quand bien même les déboires sont considérables et les couacs sont colossaux. Cette posture n’a raison d’être que grâce à la libération de la parole et la levée des tabous sur la critique politique.

Chose qui n’était pas permise, voire éminemment répréhensible, du temps de l’absolutisme des régimes autocratiques de Bourguiba et de Ben Ali. Avant l’indépendance, aussi bien sous le protectorat français que sous le règne beylical, la définition du peuple se confinait au terme péjoratif de plèbe lequel était considéré comme un ensemble d’individus assujettis, aux droits subalternes. L’indépendance a, de toute évidence, réhabilité la notion de citoyenneté et reconcilié le Tunisien avec l’autorité qu’il appréhendait tant et associait au colon et au satrape. Il a du coup retrouvé sa dignité et recouvré son honneur par rapport aux droits humains les plus fondamentaux, à savoir l’alimentation, la santé, le logement et, en guise de bonus, l’enseignement obligatoire et généralisé. Toutefois, le chaînon qui a immanquablement fait barrage à la réalisation de la plénitude citoyenne et a fait rater à la Tunisie l’occasion de basculer vers la modernité effective est, indubitablement, la transition démocratique et l’édification de ses fondamentaux, en l’occurrence le multipartisme, la limitation des mandats et la liberté d’expression, condition sine qua non à l’instauration d’une vraie paix sociale et à la prévention contre toute forme de ressentiment ou frustration pouvant attiser les velléités factieuses et occasionner un risque accru de sédition. Dans une Tunisie qui en bave d’une situation économique chaotique et d’une classe politique plus douée pour les empoignades et joutes puériles que pour sortir le pays de l’ornière – une aporie car ne sont-ils pas ceux-là mêmes qui en sont à l’origine ? -, la notion de liberté, qui est en absolu vertueuse, a été galvaudée par tous ceux qui la brandissent crânement et claironnent, à tue-tête, d’en être dépossédés par le régime déchu à coup de jérémiades et esprit vindicatif comme pour s’arroger le droit d’importuner son prochain et de violer celle des autres qui ne sont pas acquis à leur cause. En l’espèce, l’exemple le plus emblématique est celui de la montée de l’intégrisme religieux qui avance, désormais, à visage couvert après de longues années de clandestinité et d’attente du moment idoine au sein de ce qu’on appelle communément les cellules dormantes pour sortir de sa tanière et déverser son venin dans la société. Partant du postulat de la suprématie de leur croyance tout en étant guidés par une soif immodérée de revanche et de compensation par rapport aux années d’inactivité et d’inaction imposées par un régime on ne peut plus répressif qui, par ailleurs, abhorre toute forme d’altérité, les tenants du fondamentalisme religieux ont fait des siennes à chaque fois qu’ils se trouvent confrontés au sujet sensible des libertés individuelles, de leur périmètre dans la société et de leur positionnement par rapport à la doxa religieuse. L’on se rappelle tous de la sinistre affaire de la Abdellia, où des artistes furent trainés dans la boue à cause d’œuvres d’art jugées attentatoires au sacré.

Le comble, c’est que la justice s’est rangée du côté des assaillants, autoproclamés défenseurs zélés de la puissance divine, en intentant des procès indignes pour un pays qui prétend frapper à la porte de la démocratie. L’affaire Persépolis ne fut pas moins ignominieuse au regard de la réaction fielleuse des manifestants qui faisaient montre d’une impudence déconcertante en prenant d’assaut le domicile du propriétaire de la chaîne qui avait diffusé ce film. La léthargie et la tolérance des autorités par rapport à ces agressions crapuleuses trahissent leur subordination à ces courants idéologiques belliqueux et obscurantistes. Et les cas d’espèce ne tarissent pas dans ce piteux registre des violations à foison à l’encontre des libertés fondamentales quand bien même inscrites dans une Constitution de compromis que l’on peut qualifier de pot-pourri tellement elle est truffée de contradictions patentes. Pour prendre la mesure de la mystification que cette Constitution tend à nous faire avaler au sujet du respect inconditionnel et droit inaliénable de tout un chacun à jouir pleinement de sa liberté, il suffit de jeter un coup d’œil sur l’article 6 pour constater l’antinomie que fait poindre la figure de style anaphorique avec laquelle fut rédigé cet article. D’une part, il prétend garantir la liberté de conscience et de croyance. Et d’autre part, il porte l’État comme garant du sacré et barrière infranchissable à son atteinte. Ses rédacteurs semblent être plus inspirés par les romans de Kafka que par les principes universels des droits de l’Homme dont la liberté en est une constante fondamentale.

A maintenant quelques semaines du début du mois de Ramadan, l’on assistera à la même ritournelle eu égard à la liberté de se sustenter et de maintenir les restaurants et cafés ouverts pendant la journée. Le débat fera rage comme chaque année autour de cette question entre une frange de la société, formée majoritairement par des jeunes, revendiquant le droit d’exercer leur droit le plus élémentaire que de se restaurer ou de fumer une clope en public sans être contraints de s’isoler loin des regards inquisiteurs ou d’ingurgiter un en-cas à la dérobée au risque de se faire passer à tabac, et les gardiens du temple de la morale religieuse qui se substituent à de véritables comités pour la promotion de la vertu et la répression du vice à l’instar de ce qui est d’usage dans les plus épouvantables théocraties du Moyen-Orient.

Ces derniers, galvanisés par la rasade des sentiments religieux en ce mois « saint », s’adonnent à de véritables chasses aux non-jeuneurs et aux propriétaires de restaurants peu révérencieux envers le dogme adossé au Hadith : « Si vous vous désobéissez, mettez-vous à couvert ». Et c’est encore la réaction des autorités par rapport à ces exactions répétées qui est à la fois inquiétante et intrigante. En effet, certains comportements des forces de l’ordre, fort heureusement sporadiques et isolés, s’inscrivent dans le sillage du fondamentalisme religieux en se livrant au harcèlement des « impies » et des « dévoyés » du droit chemin. Ces agents font souvent l’amalgame entre la foi qui est de l’ordre du privé et la fonction républicaine. Force est de reconnaitre qu’ils sont confortés dans leurs sordides agissements par des circulaires désuètes et rétrogrades et des édits en dissonance totale par rapport aux énoncés de la Constitution de 2014. Le poids des tabous est encore lourd et étouffant pour une jeunesse qui aspire à être plus libre et affranchie du joug du dogmatisme religieux et du conservatisme accablant comme l’atteste un sondage diligenté par Arab Barometer, en 2018-2019, auprès d’un échantillon de jeunes de plusieurs pays arabes. Ce sondage montre une nette tendance à s’émanciper des traditions endémiques et dominantes dans les sociétés dites arabo-musulmanes et une propension criarde à emprunter le train de la modernité et à étreindre les velléités libertaires d’une jeunesse universelle baignée dans le cyber-communautarisme à outrance. La Tunisie pointe en tête de classement de ce sondage avec l’incroyable taux de 46% des jeunes se décrivant comme non-religieux alors que ce même taux n’était que de 16% en 2012-2014.

Le Printemps arabe conjugué à la montée des islamistes au pouvoir – notamment en Tunisie – a été, paradoxalement, contre-productif pour les dépositaires de la doctrine théocratique et s’est transformé, à la lumière de ce sondage on ne peut plus fiable, en grisaille islamiste eu égard à leur exercice désastreux et calamiteux du pouvoir. Appartenir à une minorité confessionnelle, ethnique ou sexuelle en Tunisie n’a jamais été de tout repos.

C’est un véritable chemin de croix auquel se livrent ces « parias » de la société qui osent braver le tabou et lever l’interdit d’afficher en public leur différence et de revendiquer les mêmes droits que leurs congénères qui se montrent plus commodes à rentrer dans le moule du conformisme.

Les déboires qu’endurent les ressortissants subsahariens par rapport à des actes de racisme parfois accompagnés d’atteintes à leur intégrité physique et le harcèlement au quotidien que subissent les militants LGBT aussi bien par certains agents des forces de l’ordre que par les gardiens volontaires du temple de la bonne morale sont symptomatiques de l’inconfort et de l’embarras du Tunisien à s’accommoder de l’altérité et de sa fourberie à user à l’envi du subterfuge des canons religieux pour s’arroger une légitimité sacrée à ses actes crapuleux.

La récente arrestation de l’artiste et activiste LGBT, Rania Amdouni, corrobore cette assertion et confirme ces dires au grand dam des défenseurs invétérés des libertés fondamentales. Au train où vont les choses, la liberté putative que la Révolution nous a roulés dans la farine quant à sa conquête, n’a finalement été qu’un « bien » mal acquis !

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