mardi 19 mars 2024
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L’interview de la semaine

Mohamed Ali Toumi, ministre du tourisme et de l’artisanat est venu au gouvernement Fakhfekh avec un projet ambitieux pour un secteur qui doit faire sa mutation au plus vite; mais le coronavirus a changé la donne. Il s’agit maintenant de sauver le secteur! Mais le ministre reste optimiste malgré tout…

– Le tourisme est l’un des secteurs les plus touchés par la Covid 19, et ceci dans le monde entier. Mais en Tunisie c’est un secteur clé de l’économie et une des sources majeures de rentrée de devises pour le pays ?

Effectivement, le tourisme est non seulement l’un des secteurs les plus touchés par la COVID-19 ; mais, aussi l’un des derniers secteurs à se rétablir. Après neuf années de croissance positive, le tourisme mondial est frappé de plein fouet par une crise sanitaire inédite. L’OMT prévoit une perte de 300 à 450 milliards de dollars en termes de recettes touristiques pour l’année en cours. Le tourisme tunisien n’est pas épargné et se trouve dans une situation très difficile qui impacte fortement l’économie du pays, en particulier en matière d’entrées en devises.

– Le problème n’est plus de compter les recettes en devises ou le nombre de touristes mais de sauver la saison ! D’ailleurs vous avez déclaré dernièrement que votre objectif post-Covid était d’atteindre la moitié des revenus de 2019.

Nous savons pertinemment que le contexte actuel n’est pas propice à une reprise imminente de l’activité touristique. Toutefois, et compte tenu de l’évolution de la situation sanitaire dans les différents marchés émetteurs et la réouverture progressive des frontières, nous espérons sauver ce qu’on peut pour minimiser au maximum les dégâts. Nous nous sommes engagés dans une relance réfléchie qui traduit une démarche différente permettant d’assurer une reprise, certes lente, mais sûre.

– Ça n’a pas toujours été facile avec les opérateurs du secteur du tourisme – que vous connaissez bien pourtant et dont certains sont même vos amis ! Les hôteliers se plaignent tout le temps de leur situation financière et appellent à chaque fois l’Etat au secours…Vous n’avez pas envie de leur dire qu’il faut changer leur mode de gestion ?

Il faut tout d’abord changer le modèle touristique pour que les opérateurs puissent changer leur mode de gestion.

– René Trabelsi, votre prédécesseur a déclaré il y a quelques jours que l’Etat devait trouver des solutions pour aider les hôteliers à gérer la crise et il a proposé la création d’un fonds de crise pour le tourisme pour aider les établissements en difficulté. Qu’en pensez-vous ?

Le gouvernement l’a déjà fait notamment à travers les mesures dont j’ai cité au début de l’interview et ce sont des mesures exceptionnelles jamais prises. Pour la question d’un fonds spécial pour le secteur, les professionnels pensent déjà à le faire et nous serons là pour les assister. Et d’ailleurs, j’incite mon prédécesseur et ami René Trabelsi, qui est retourné de nouveau à la rive des professionnels, d’entamer les démarches pour créer ce fonds et il aura tout notre soutien.

– Les choses n’étaient pas faciles non plus avec le Comité scientifique et les professionnels de la santé pour qui l’ouverture des frontières pouvaient être fatales avec un possible retour de l’épidémie… Il y a même eu des déclarations contradictoires et les décisions n’ont pas été prises facilement …

Au début, ça n’était pas facile avec le Comité scientifique. Mais, nous avons très bien collaboré par la suite ce qui nous a permis de prendre les décisions adéquates au temps voulu. Il était important d’adopter une démarche progressive en prenant en considération les enjeux à la fois sanitaire et socio-économique.

– Vert, orange, rouge sont les nouvelles couleurs du tourisme…Vous pensez que ça va durer longtemps ?

J’espère que non..mais je pense que c’est une phase transitoire pour rétablir l’activité touristique de manière progressive. Le classement des pays a été effectué par le comité scientifique suivant des données purement scientifiques.

– La Belgique ne rouvrira pas ses frontières aux ressortissants tunisiens. Vous avez l’explication?

J’ai rencontré l’ambassadeur de la Belgique en Tunisie et il m’a rassuré que ce n’est pas une position politique contre la Tunisie et il m’a rassuré que les autorités belges sont convaincus que la Tunisie est « safe » et que, peut être, l’annonce de l’ouverture ne tardera pas.

– Aujourd’hui le ministère du tourisme lance un nouveau label: « Tunisia, ready and safe » pour promouvoir la destination Tunisie qui fait aujourd’hui partie des pays qui ont réussi le mieux à gérer la crise sanitaire. Quels sont les retours ? Quel est l’impact de cette campagne jusqu’à maintenant ?

Les retours sont vraiment positifs grâce notamment à la campagne de communication, basée essentiellement sur le digital, qui a accompagné le lancement de ce nouveau label. Nous avons même réussi à obtenir le tampon de « safe-travel » octroyé par le World Travel and Tourism Council (WTTC). Aussi, l’OMT nous a classé une destination safe. C’est une reconnaissance internationale du protocole sanitaire du tourisme tunisien. Une reconnaissance qui nous a permis de regagner la confiance de nos partenaires et nos clients, d’augmenter la crédibilité de la destination et de renouer avec les différents prescripteurs. D’ailleurs, nous allons bientôt recevoir les premiers touristes …

– Nous ne savons pas vendre nos acquis, nos victoires, nos prouesses, nous ne savons pas capitaliser sur notre positif. Comment l’expliquez-vous ?

Je pense que c’était un problème de communication …Tout réside dans la manière de présenter nos atouts, de fédérer nos partenaires et de s’approprier un projet, une idée, une vision. Nous sommes en train de réaliser une nouvelle vision et stratégie pour le tourisme tunisien et bien évidemment une nouvelle stratégie de communication et de promotion.

– La BERD apporte un soutien financier au tourisme tunisien pour l’aider à sortir de la crise. Qu’est-ce qui a été décidé au juste ?

Tout à fait, la BERD, l’USAID, l’AFD, la GIZ, Swisscontact et autres bailleurs de fonds, apportent tous un grand soutien financier et technique au tourisme tunisien. Ils nous assistent notamment en matière de formation et renforcement de capacités, de financer des études, d’apporter leur savoir-faire technique et de financer quelques projets notamment dans les régions défavorisées comme le cas du projet « tounes wijhatouna » financé par la GIZ dans le cadre de son programme « Promotion du tourisme durable ». Il est important de mentionner que, pour la première fois, l’esprit de coopérations de ces bailleurs de fonds et leurs stratégies s’adapte avec notre vision : diversification du produit et promouvoir le tourisme durable. Le futur sera donc très fructueux…

– Vous venez de nommer un nouveau directeur à la tête de l’ONTT, M Moez Belhassine . C’est le début du changement dans votre ministère ?

Oui, et suivant un objectif bien déterminé : la vraie réforme du tourisme tunisien. Nous avons commencé déjà à travailler sur le chantier de la restructuration aussi bien du ministère, de l’ONTT que du secteur touristique en général et y en aura d’autres chantiers qui suivront.

– Vous êtes venus à ce ministère avec un projet. Là il va falloir attendre M le Ministre ..

Tout à fait. Les premiers jours ont été intéressants. Entre débats d’idées et actions de terrain, j’avais le sentiment que nous pouvions faire bouger les choses. Malheureusement, on s’est trouvé, gouvernement et tout le pays, face à un inconnu qui s’appelait « Covid-19 ». Il fallait tout laisser en stand-by et soutenir l’effort national pour combattre ce fléau. Maintenait, pandémie maîtrisée et frontières ouvertes, nous sommes en phase de réalisation d’une nouvelle stratégie pour le tourisme tunisien avec un nouveau modèle et une nouvelle vision ; ce n’est plus la tendance avec un tourisme mono-produit : le balnéaire. On doit donc soutenir ce produit phare de la destination Tunisie avec d’autres produits qui représentent des atouts pour la Tunisie et créer ainsi un produit alternatif qui contribuera à attirer une autre gamme de touristes qui dépensent plus.

– Quelles sont les urgences dans le secteur touristique ? Quels sont les verrous qu’il faut faire sauter ?

Tout d’abord, il faut continuer à soutenir les entreprises touristiques pour assurer leur durabilité et pour qu’elles puissent payer les salariés. Il est à rappeler qu’une panoplie de mesures de soutien en faveur du tourisme tunisien a été annoncée le 20 mai dernier à savoir la mise en place d’une ligne de crédit de l’ordre de 500 MD avec une garantie de l’Etat à hauteur de 100 MD et moyennant un taux d’intérêt bonifié de 2%, sur une période de remboursement de 7 ans, et deux ans de période de grâce. Quant aux urgences du secteur, il faut commencer tout d’abord par la restructuration, la pandémie nous a donné l’opportunité d’entamer ce chantier avec une nouvelle vision avec un constat immanent ; changer le modèle déjà existant et diversifier le produit. Il faut changer également certaines lois, cahiers des charges et textes règlementaires qui organisent l’activité touristique en général et qui ne sont plus d’actualité, qui date des années 70. Il ne faut plus continuer à compter combien de touristes sont arrivés mais plutôt combien ils ont dépensé et combien de nuitées ont passé. Sans oublier, bien sûr, la question de l’open sky qui est devenue primordiale pour le développement de la destination Tunisie tout en assurant le renforcement de la compagnie nationale « Tunisair ».

– Quels sont les grandes transformations qu’il faut opérer pour faire sortir le tourisme tunisien de sa torpeur ?

Il faut, comme j’ai déjà dit, changer de modèle à travers la diversification du produit, mettre à jour et/ou modifier les cahiers de charge et les lois déjà existants et inciter les investisseurs à implanter de nouveaux projets touristiques innovants et attirants tout en élimant toute sorte de lourdeur administrative. Nous allons veiller à encourager les initiatives des jeunes tunisiens qui veulent investir dans des projets touristiques innovants et à forte valeur ajoutée tout en leurs assurant l’assistance financière et technique nécessaire. D’autre part, le tourisme tunisien a besoin d’un nouvel élan. Il faut mettre en place 3 ou 4 grands projets qui soient structurants et à forte valeur ajoutée et créateurs d’emploi. Dans ce même volet, et depuis mon arrivée, j’ai mis sur table 4 grands projets qui vont, sans nul doute, contribuer au changement de la vision de notre tourisme. Ces projets, s’inscrivent dans la diversification du produit national et se qualifient comme structurants et porteurs. Ces projets sont : 1/ Une grande cité sportive selon les normes internationales à la région de « Zaghouan ». Il s’agit d’une cité qui regroupe toute les commodités et endroits (terrains, salles de sports, centre de rééducation, centre de médecine sportive…) pour attirer les sportifs et équipes du monde entier notamment dans la période hivernale. Cette cité sera sans le volet hébergement pour donner la possibilité aux régions voisines à savoir Hammamet, Nabeul, Sousse, Tunis, d’ouvrir leurs hôtels pour accueillir ces sportifs et leurs familles notamment dans la période hivernale. 2/ Un port de plaisance à Mahdia : j’ai discuté avec de grandes compagnies internationales de croisière et ils m’ont confirmé leur souhait de faire une escale à Mahdia, outre celui de la Goulette. Le choix de cette région est en raison de son statut historique et sa position géographique : tout prêt de la Colisée « EL JEM » classé patrimoine mondial, de Kairouan, et autres. L’arrivée de bateaux croisière à Mahdia va animer toute cette région et faire une dynamique notamment pour les artisans et commerçants et autres. 3/ Projet d’attraction genre « Walt Disney World » et « Euro Disney » que j’ai nommé : “African Disney World”. Ce projet d’attraction, sera le premier de son genre en Afrique. Ces projets nécessitent essentiellement la modification et la mise à jour de certaines lois et cahiers des charges pour inciter les investisseurs à mettre le paquet.

– On parle beaucoup plus du secteur touristique que de l’artisanat …C’est le parent pauvre du secteur semble-t-il ?

On accorde un grand intérêt au secteur de l’artisanat. Pour moi, l’artisanat reflète notre identité, notre mode de vie et notre culture. Ce secteur est fortement lié au tourisme. On est en train de travailler, administration et professionnel ensemble, pour mettre en place un plan de développement et de transformation de ce secteur. On va assembler le métier artisanal avec le design pour donner plus d’imagination et de création au produit afin d’en tirer plus de valeur ajoutée. Je dois rappeler que, pour soutenir le secteur de l’artisanat en Tunisie, une ligne de crédit de 10 MD a été mise à la disposition pour fournir la liquidité aux artisans en leur permettant de payer les salaires, les loyers, au cours de la période mars 2020- mars 2021. A cet égard, un des objectifs majeurs que poursuit le ministère du tourisme et de l’Artisanat, dans le cadre de son plan d’actions pour la période à venir, est le développement du secteur de l’artisanat par la structuration et l’organisation du secteur, la mise en place et/ou le renforcement de mécanismes adéquats de promotion, de valorisation des artisans et des petits métiers, de renforcement, de normalisation, et de valorisation de la production… Pour ce faire, nous sommes en train de mettre en place un programme ambitieux pour renforcer le rôle de l’Office National de l’Artisanat pour améliorer sa gouvernance et élargir son domaine d’intervention et son fonctionnement pour pouvoir suivre les besoins des artisans et la demande du marché et aussi suivre les nouvelles tendances dans ce secteur basées notamment sur le design, créativité et e-commercialisation.

– Mohamed Ali Toumi, vous êtes un des meilleurs connaisseurs du secteur touristique en Tunisie mais on ne doit pas oublier non plus que vous un êtes un politicien issu du parti Al Badil . Comment jugez-vous votre expérience jusque-là?

Il m’est arrivé de porter des récriminations, de me plaindre de nos hommes politiques, du système, le déficit énorme vécu par notre pays depuis des années… Mais au fond de moi, je trouvais ça malhonnête intellectuellement. Ma conscience me disait “OK, tu peux toujours considérer, certainement à raison, que nos politiciens ne sont parfois bons, ni tournés vers l’intérêt général. Mais toi, que proposes tu ? Que fais-tu pour que les choses s’améliorent ?”. Et là, je dois vous avouer que ma conscience avait marqué un point… Il est facile de critiquer, plus difficile d’agir vraiment pour construire quelque chose… J’ai donc décidé il y a quelques années de me lancer en politique. A une condition : celle de militer dans un parti qui a un objectif et une vision pour le changement positif. J’ai donc rejoint « Al Badil » en toute conviction où j’ai rencontré beaucoup de gens “comme moi”, à savoir des citoyens avec un boulot, une famille à côté de leur engagement, et qui avaient décidé de consacrer du temps à un mouvement alternatif pour essayer de faire changer les choses. J’étais nommé en tant que secrétaire général du parti. J’ai acquis une riche expérience surtout que j’étais entouré de « grands calibres ». Professionnel du tourisme et voyage pendant une vingtaine d’années, j’avais une vision et un projet pour le secteur pour le positionner dans la place des grands. En tant que politicien je ne pouvais pas prendre les décisions qu’il faut. Pour cela, j’ai accepté la proposition du poste de Ministre de Tourisme et de l’Artisanat, et essayer de mettre en pratique cette vision stratégique.

– Il y a beaucoup de tiraillements au sein de la Coalition au pouvoir qui ne facilitent pas la tâche du gouvernement..Ennahdha fait pression sur le chef du gouvernement et l’appelle à l’élargissement de la Coalition au pouvoir . Qu’en pensez-vous ?

C’est normal qu’il y ait une divergence d’avis, c’est même au cœur de la démocratie. Pour l’élargissement de la coalition gouvernementale, cette question ne devrait être ni une raison pour arrêter le pays ni une condition pour la poursuite de l’action du gouvernement. Nous venons de sortir d’une crise sanitaire qui a affaibli les grandes puissances mondiales avec peu de dégâts. Il faut une stabilité politique pour que ce gouvernement puisse faire ses preuves et entamer les vrais chantiers. Notre objectif est de faire avancer le pays après des années très difficiles. Il est important de signaler que toute l’équipe gouvernementale était en parfaite harmonie et a travaillé main dans la main durant la crise du Covis-19 et cela s’est soldé par un succès, Dieu merci. Il faut mettre tout en œuvre pour avancer et gagner ainsi davantage la confiance du peuple.

– Comment suivez-vous le dossier de conflit d’intérêts dont est soupçonné le chef du gouvernement ?

Une enquête administrative a été déjà menée, elle est en cours et on doit attendre le rapport et laisser la justice faire son travail. J’ai une grande confiance en Chef du gouvernement M. Elyes Fakhfekh, on doit le soutenir pour qu’il puisse exécuter son programme pour sortir le pays de sa crise. Il faut juste du temps, du soutien notamment des partis qui forment la coalition et de beaucoup de moyens.

– Le mot de la fin …

J’espère que la relance du tourisme sera pour très bientôt et revenir sur les marchés internationaux. Nous devons profiter de cette réputation mondiale acquise par Tunisie grâce à la bonne gestion de la crise sanitaire due au coronavirus, pour encourager les touristes à revenir et les rassurer qu’ils seront safe et en toute sécurité. Nous sommes « ready and safe ».

Discussion

A propos de Myriam BELKADHI

Journaliste-Presentatrice

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