mardi 23 avril 2024
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Haro sur l’administration

Par Anis Basti

« L’administration est affaire de technique, le gouvernement est affaire de personnalité.» André Siegfried, économiste et sociologue français vient de résumer concisément, à travers cette citation, le rôle des deux institutions et entériner la ligne de démarcation entre elles. L’Administration fut le principal fait d’armes dont peuvent s’énorgueillir les bâtisseurs de la République, à l’aube de l’indépendance. Les principes directeurs de la politique instituée par Bourguiba et qui fit du développement humain son cheval de bataille, n’eut été possible sans une Administration forte, consciencieuse et patriote. Portés par l’élan indépendantiste et l’exaltation de la victoire contre le colonisateur, les vaillants dignitaires qui tenaient les rênes du pouvoir à l’époque, faisaient de la construction des institutions et de la fondation de l’Administration une cause personnelle pour laquelle ils se sont donnés à corps perdu et sué sang et eau. Le résultat fut probant.

La Tunisie fut présentée comme modèle dans son voisinage, et l’expertise de ses compétences fut sollicitée même par les pays de la rive Nord de la Méditerranée. La percée qu’avait effectuée la Tunisie dans le giron des pays en voie de développement fut hallucinante. Cette prouesse est incontestablement due à la synergie qui régnait entre la perspicacité des décisions politiques et l’efficacité de l’action administrative. Les deux font la paire. L’une est l’organe exécutif de l’autre, sans lequel aucune politique ni aucune décision ne saurait porter le pays à bon port et réaliser les objectifs escomptés. Sans en faire l’apologie ni tomber dans le triomphalisme, il est communément admis que l’Administration, de par le monde, pâtit d’une perception pas toujours reluisante au regard des citoyens urbi et orbi. On lui reproche souvent son rendement faible par rapport à son homologue, le secteur privé. La bureaucratie, la lourdeur et la complexité des procédures sont autant de tares à lui mettre sur le dos. Ceci étant, la Tunisie ne s’est non seulement contentée à coltiner ces défaillances communes qui s’inscrivent dans la normalité universelle, mais elle en a rajouté une couche pour s’enfoncer davantage dans les abîmes et disputer la queue de classement aux cancres de la classe. Le coup de grâce fut asséné dans la foulée de la Révolution quand une engeance de politicards a mis le grappin sur l’Administration pour la mettre au pas et satisfaire des desseins partisans. Le noyautage autrefois pratiqué par le régime déchu par le truchement de l’implantation des cellules du Parti unique – le RCD – dans chaque entreprise et organisme public, a été supplanté par des stratagèmes plus sournois et pernicieux en inondant l’Administration par les recrutements partisans et abusifs. En effet, les partis au pouvoir qui se sont accaparés l’exécutif par la grâce des élections du 23 octobre 2011, sont allés vite en besogne pour placer leurs « fidèles » à tous les étages et dans toutes les structures administratives en faisant fi des impératifs de la compétence, du mérite et de l’égalité des chances face au recrutement dans la Fonction publique.

Surfant sur l’angélisme révolutionnaire qui était très prégnant à cette période et usant du subterfuge de la victimisation qui tenait la route dans la mesure où les brimades de plusieurs décades de totalitarisme et les stigmates des exactions étaient encore vives, les nouveaux dépositaires d’autorité ont, subrepticement, pratiqué l’entrisme à coup de circulaires et ordonnances qui sommaient l’Administration à recruter parmi des listes préétablies où figuraient les prétendus blessés de la Révolution et les bénéficiaires de l’amnistie générale et leur progéniture. Les chiffres réels relatifs à ces recrutements massifs qui plus est sans aucun fondement professionnel ni besoin avéré, se contrastent et se contredisent. C’est devenu un sujet de spéculation politique que ses auteurs ne rechignent pas à mettre de l’eau dans son vin et ses détracteurs l’utilisent comme pièce à conviction à mettre au discrédit des dirigeants de l’époque. Ce n’est plus un truisme que des essaims de nouvelles recrues, sans qualification ni mérite, se sont rués vers la Fonction publique, depuis 2012, dans une transgression attestée de toutes les règles et lois qui régissent les procédures et conditions d’accès à ce mastodonte aux pieds d’argile qui s’apparente plus à une caisse sociale à délivrer des revenus de solidarité active (RSA) qu’à un vrai employeur qui distribue les prébendes en fonction du service rendu à la collectivité.

L’expression la plus ubuesque de ces abus délétères aux équilibres budgétaires et à la santé économique du pays prend forme dans les sociétés de jardinage qui pullulent dans le Sud, chef-lieu des troubles sociaux où se concentrent les gisements de pétrole et de phosphate, lesquelles sociétés ne sont que la manifestation de la capitulation de l’Etat face aux revendications sociales et syndicales qui muent en menaces et sit-in anarchiques bloquant du coup l’activité de production et prenant toute la région en otage. L’épisode du Kamour en est la parfaite illustration de cette clochardisation de la contestation et la perversion du militantisme. Le résultat est alarmant et augure des scénarios sombres et hasardeux. Les dépenses relatives à la masse salariale de la Fonction publique représentent 16,6% du PIB et 49% des dépenses du budget de l’État selon le Projet de loi de Finances 2021. L’Etat se trouve subséquemment contraint à payer l’équivalent de 20,12 milliards de dinars en salaires à sa pléthore de fonctionnaires contre 19 milliards l’année écoulée, soit une hausse de 5.7%. Une situation assez paradoxale qui contraste avec le rendement de l’Administration publique et l’image ternie qu’elle accuse auprès de citoyens de plus en plus mécontents et aigris par rapport à un service publique qui s’étiole inexorablement et une Administration en déliquescence.

De toute évidence, ce registre peu flatteur des vices qui plombent l’Administration ne peut se boucler sans citer le plus notoire et le plus ravageur de tous, à savoir la corruption. Ce fléau a toujours ponctué la diatribe que d’aucuns réservent au plus grand et au plus tentaculaire employeur du pays. Force est de reconnaître que la corruption est un phénomène endémique au sein de l’Administration tunisienne. Cependant, il a pris des proportions démesurées depuis que les langues se sont déliées et la parole libérée.

On y a tous cru, naïvement ou par excès de candeur, que tout cela allait disparaître à la chute de l’ancien régime et le démantèlement de son système qui a fait des passe-droits et de la grande corruption un mode de gouvernance. La manifestation de ces dérives était on ne peut plus ostentatoire eu égard à la prolifération des réseaux de la contrebande et l’enrichissement illicite de leurs acteurs. Cela n’eut été possible sans la complicité de l’Administration et la connivence des tenants du système. Le Sud est devenu, à titre d’exemple, une zone de non-droit où des amoncellements de bidons remplis d’essence en provenance de Libye jonchent les bas-côtés des routes exiguës au vu et au su des autorités qui ne bougent pas le petit doigt.

Des essaims de marchés ont vu le jour sur l’ensemble du territoire où s’étalent à même le sol tous genres de nanars et pacotilles en provenance d’Extrême-Orient, alimentant du coup notre perplexité et notre stupéfaction quant aux tenants et aboutissants de leur franchissement des frontières et mise sur le marché, passant miraculeusement entre les mailles du filet du contrôle et échappant furtivement aux barrières du transit. Il ne suffit pas d’être dans le secret des dieux pour mesurer la complexité et l’intransigeance des réglementations et procédures qui régissent ce genre d’opération et qui s’apparentent à un vrai chemin de croix pour un opérateur scrupuleux. La rente, la contrebande et le secteur informel qui est passé de 2 à 15 milliards de dinars pendant les dix dernières années, selon une étude de l’ITES (Institut Tunisien des Études Stratégiques), n’eurent eu pignon sur rue sans une Administration qui, au meilleur des cas, feint de s’acquitter de ses devoirs comme le lui dicte la déontologie du métier et la loi en vigueur et qui, au lieu de servir de rampe de lancement pour concrétiser les objectifs de la Révolution en termes de justice, d’équité et d’égalité devant la loi, elle s’est donnée sciemment en pâture aux velléités prédatrices et manœuvres partisanes de mainmise. Les espoirs de voir enfin la Tunisie basculer vers un État de droit que le 14 janvier avait nourris, se sont dare-dare vus sacrifier sur l’autel d’une Administration qui n’a décidément pas réussi à s’affranchir de ses vieux réflexes.

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