vendredi 29 mars 2024
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Daech en Tunisie (partie 2)

La salafisation post-révolution

Le militantisme jihadiste en Tunisie a suivi une trajectoire ascendante analogue à celle qui a prévalu dans les autres régions où il a pu s’implanter. En effet, à partir d’un mouvement salafiste confidentiel marqué par quelques figures charismatiques – telles qu’Abu Yadh en Tunisie (voir « Daech en Tunisie. Comment en est-on arrivé là ? ») – s’est constitué, à la faveur d’Internet et de l’évolution du contexte géopolitique, un véritable jihad de masse.

Depuis la révolution, des bataillons d’hommes, parfois accompagnés de leurs épouses et de leurs enfants, ont troqué Lampedusa et la poursuite du « paradis terrestre » européen pour le « Cham » et le paradis céleste qui devrait logiquement suivre, selon eux, le jihad mené, aux côtés notamment de Jabhat al-Nusra (filiale d’al-Qaïda en Syrie) et de l’Etat islamique (EI), contre le régime autoritaire de Bashar al-Assad, les milices chiites irakiennes, la coalition internationale, les Kurdes ainsi qu’une myriade d’acteurs qui combattent en appui au régime alaouite. Les estimations du nombre de combattants tunisiens présents au sein de rangs jihadistes étrangers varient selon les sources. Une enquête publiée par le Soufan Group [1] en décembre 2015 fait état de quelque 6000 combattants partis en Syrie et en Irak, souvent originaires de Ben Guerdane et de Bizerte. L’ONU [2] affirme en revanche que ce sont 5500 Tunisiens qui seraient partis combattre à la fois en Syrie, en Irak et en Libye. Toutes les sources s’accordent en revanche à placer la Tunisie en première ligne des Etats fournissant des contingents étrangers aux groupes jihadistes présents en Syrie, en Irak et en Libye.

Révolution salafiste

Mais ces flux de départ, un temps intarissables, n’ont pas vidé la Tunisie de ses sympathisants de la cause jihadiste. Ceux qui ont réussi à partir ne représentent qu’une partie presque marginale des salafistes qui ont émergé, gagné en visibilité et pu se réapproprier un espace public de débat au lendemain de la révolution. Car l’arrivée au pouvoir des islamistes d’Ennahdha – relativement « modérés » en face de la frange radicale et minoritaire des islamistes tunisiens – a contribué à ce que l’expression et la propagation de la pensée salafiste soient plus décomplexées. L’enracinement d’Ansar al-Charia – le groupe créé en 2011 par Abou Yadh et qu’il dirigeait notamment avec l’idéologue jihadiste Khatib Idrissi – dans le tissu social des quartiers populaires délaissés par l’Etat a ainsi permis aux militants salafistes de promouvoir leur pensée à travers une communication abondante (magazine, page facebook, actions caritatives, conférences galvanisantes appelant notamment à l’islamisation des médias, de l’éducation et du commerce, prise d’environ 500 moquées par des imams salafistes, etc.).

L’amnistie des prisonniers politiques décrétée au lendemain de la chute de Ben Ali a quant à elle fait libérer plus d’un millier de détenus condamnés dans le cadre de la loi anti-terroriste de 2003, dont 300 anciens maquisards partis combattre aux côtés des jihadistes afghans, irakiens, yéménites ou bosniaques et une trentaine de jihadistes rescapés de l’affaire de Soliman de 2007. La révolution a par ailleurs été marquée par le retour d’idéologues salafistes jihadistes tunisiens partis s’exiler en Europe pour échapper à la répression du régime de Ben Ali.

Les discours publics (facilement accessibles sur Internet) tenus par d’anciennes figures du jihad international connues pour leurs faits d’armes et leur connaissance de la théologie islamique et des codes jihadistes [3] subjuguent les jeunes adeptes du jihad, dont d’anciens délinquants soucieux de rejoindre la mouvance islamiste dans une quête de rédemption. Si la Tunisie est décrétée terre de prédication plutôt que de jihad, le discours eschatologique relatif à la nécessité de s’associer au jihad défensif dans les pays où les musulmans sont « traqués » par des dictateurs corrompus et laïcs et des forces étrangères « mécréantes » mobilise et fédère des milliers de sympathisants. Des entretiens menés en 2013 par l’ONG Crisis Group font ainsi état des espérances messianiques de jeunes aspirants jihadistes tunisiens et de leur certitude de l’arrivée imminente du Mahdi, le sauveur de la fin des temps. Celle-ci doit être précédée, selon certaines interprétations de la prophétie, par la restauration du Califat et suivie par une bataille que les musulmans livreront aux « croisés » (les occidentaux) dans la ville de Dabiq – qui a donné son nom au magazine en langue anglaise de l’EI -, située dans le nord de la Syrie. Le fait que le déroulement actuel des événements en Syrie rappelle certains éléments du récit prophétique précipite l’engagement et valorise la mort en martyr des prétendants au jihad. L’étendard noir des salafistes est lui-même porteur d’une symbolique prophétique : l’avènement du Mahdi sera signalée par l’arrivée, depuis la région du Khorasan, de troupes portant des bannières noires [4].

D’un point de vue politique, si la restauration du Califat galvanise une partie des musulmans, c’est aussi parce qu’elle est selon eux une condition préalable à l’unification de tous les musulmans autour d’un projet civilisationnel consistant notamment à contrer l’ingérence impériale des puissances occidentales, tenues pour responsables du déclin et de la fragmentation du monde musulman depuis la colonisation.

En somme, la force du discours salafiste procède de sa capacité à mobiliser des ingrédients politiques aussi bien que dogmatiques, eschatologiques ou culturels. Il arrive ainsi à attrouper le plus grand nombre : les politisés anti-impérialistes, les déçus de la révolution, les anciens « pécheurs » en quête de spiritualité, les partisans d’une résistance islamique et de la Charia… Tous sont convoqués pour rassembler leurs forces et faire advenir la révolution islamique.

Pourtant, en Tunisie, ces espoirs vont très vite être douchés par l’entrée du pays dans une nouvelle ère démocratique.

Nejiba Belkadi


[1] Article The Soufan Goup
[2]
Article haut-commissariat des droits de l’homme
[3]
Enquête du Crisis Group
[4]
Slate Afrique : « D’où vient l’étendard noir des djihadistes ? »

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