jeudi 25 avril 2024
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Loi 52 : jeunesse en sursis

Par Anis Basti

Le verdict est tombé comme un couperet. Le 20 janvier 2021, le tribunal de première instance du Kef vient de condamner trois jeunes à 30 ans de réclusion. La peine est digne d’un crime odieux ou d’un horrible acte terroriste tellement elle est lourde et implacable.

Mais la réalité est tout autre. Le seul tort qu’on peut imputer à ces malheureux jeunes est de fumer un joint question de se détendre un petit moment et de mettre entre parenthèse, le temps d’un pot légèrement enfumé par intermittence, un quotidien difficilement tenable et des perspectives d’avenir obstruées par la sclérose qui sévit et les turpitudes des dirigeants dont le seul succès à signaler est d’hypothéquer les rêves d’une jeunesse désabusée, en proie au désespoir et au désœuvrement. Ce jugement disproportionnel et démesurée, ranime le débat sur une question qui a soulevé une grande controverse et provoqué un grand tollé dans les milieux politiques et associatifs eu égard aux dégâts considérables et irréversibles qu’elle a occasionnés au sein de la jeunesse tunisienne depuis le 18 mai 1992, date de la promulgation de la loi 52 pénalisant le trafic, la détention et la consommation de cannabis. Cette loi est symptomatique de l’inertie et l’immobilisme des sphères décisionnelles et du pouvoir par rapport aux réformes législatives et administratives majeures dont sont victimes non seulement les jeunes, mais aussi la société dans son intégralité. Le progrès est indivisible.

Les avancées en termes de droits et libertés individuelles contribuent souvent à un apaisement social et à un état d’épanouissement généralisé qui s’accompagnerait inéluctablement d’un essor économique, culturel et sociétal. Cela relève du parallélisme de formes que d’espérer, dans une démocratie ou du moins celle qui prétend l’être, un sursaut notable et un raffermissement des agrégats économiques tout en continuant à jeter l’anathème sur les fulgurances épicuriennes d’une jeunesse à qui on lui reproche sa propension à la volupté et en s’acharnant à produire des générations de frustrés par le truchement d’un harcèlement policier à toute épreuve et de lois éminemment liberticides et coercitives. Cette sinistre affaire révèle tout le fossé qui existe entre l’archaïsme des juridictions et l’évolution effrénée des sociétés et des mœurs. On ne peut pas juger des actes contemporains qui plus est, commis par des jeunes, avec des mécanismes hérités d’une époque révolue et un atavisme historique et identitaire désuet. Cet anachronisme législatif est l’unique garant de ces lois dépassées non seulement par le temps, mais aussi par les avancées scientifiques et technologiques. Le facteur culturel et religieux n’est pas en reste. En effet, tout ce qui a trait au libertinage, à la débauche et à l’exubérance des loisirs est assimilé à la dépravation et au dévergondage pouvant entraîner l’ébranlement du modèle de société et l’avilissement de la famille comme le conçoivent les dépositaires du puritanisme identitaire et du conservatisme à outrance. Finalement, l’amendement apporté à la loi 52 que feu Béji Caïd Essebsi en était l’instigateur et en a même fait une promesse de campagne, n’a servi à rien dans la mesure où la peine n’a pas été carrément abrogée. Cet amendement a accordé plus de pouvoir d’appréciation au juge par rapport à l’identité du consommateur et l’état de son casier judiciaire.

L’âge, la situation socio-professionnelle et un casier judiciaire vierge peuvent constituer autant de circonstances atténuantes que le juge prendra en considération dans le procès.

Visiblement, les auteurs de cette loi n’ont pas lésiné sur les éléments à charge et l’ont subrepticement truffée de facteurs accablants à l’encontre des suspects en procédant à une distinction saugrenue entre le détenteur et le consommateur. Cela va de soi qu’un acte de consommation suppose de facto une détention jusqu’à ce que le chanvre invisible soit inventé en labo. C’est en vertu de cette aberration juridique que les condamnés du Kef ont vu leur jugement s’alourdir en accumulant les peines – trois (articles 4, 7 et 11) – dont la plus insensée et pour laquelle ils ont écopé … vingt ans de prison, est celle de consommer une substance illicite dans un lieu public, en l’occurrence le Stade Municipal du Kef, lequel s’apparente plus à un pâturage en jachère qu’à une pelouse pour pratiquer le football. Nos juges, nos députés et nos politiques se sont mis dans une posture de déni total de la légalité internationale et des résultats des recherches scientifiques diligentées par les instances sanitaires mondiales.

En effet, le 2 décembre 2020, la Commission on Narcotic Drugs (CND), organe de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui dresse la liste des drogues sur le plan international, a approuvé, lors d’un vote à l’unanimité (27 pays contre 25), la reclassification du cannabis et de sa résine qui passent de l’annexe IV à l’annexe I dans la Convention unique sur les stupéfiants de 1961. S’appuyant sur les recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la CND vient d’approuver l’usage thérapeutique de cette substance ouvrant du coup la voie à la légalisation contrôlée de sa production et de son commerce. De plus en plus de pays ont déjà saisi la balle au bond et légalisé la culture du chanvre, y compris sous serre, pour se positionner sur un marché qui vaut déjà 150 milliards de dollars et qui, selon les prévisions, culminerait à 272 milliards de dollars à l’horizon de 2028 au fur et à mesure que le club des pays légalisant le cannabis s’élargisse. Ne serait-il pas une bonne manne à notre économie moribonde et une planche de salut à nos exportations atones ? Entre-temps, depuis la promulgation de cette loi inique – à peine trente ans -, 120 000 jeunes ont croupi dans les geôles des pénitenciers tunisiens occasionnant des drames familiaux et des foyers brisés à jamais par l’affliction et l’opprobre. Combien de rêves cette hideuse loi a-t-elle confisqués au nom du maintien des normes de la bien-pensance ? Combien de vies en plein bourgeonnement a-t-elle détruites sous couvert de la lutte contre la dépravation ? Combien de projets de chercheurs, universitaires, ingénieurs ou médecins a-t-elle fait voler en éclats sous prétexte de promouvoir la vertu et de prévenir le vice ? Le juge du Kef qui est derrière ce scandaleux verdict et ses alter ego ne semblent en avoir cure ni des dégâts humains ni de la dévastation socioéconomique que cela a pu engendrer. Et si la loi 52 était la mère de tous les vices !

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